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« Péripéties et Conclusion » de Bruno Mantovani

Bruno Mantovani

Bruno Mantovani

Lors du festival Camac à Paris cette semaine, nous attendons avec impatience la création mondiale de Péripéties et Conclusion de Bruno Mantovani. L’œuvre est écrite pour la même instrumentation que le septuor de Ravel, et sera créée par Sylvain Blassel. Cet interview vous en dit plus !

 

Sylvain Blassel, vous allez jouer pour la première fois  Péripéties et Conclusion de Bruno Mantovani, comment abordez-vous cette musique ?

Avant tout, Bruno Mantovani est un grand connaisseur de la harpe. Il a déjà écrit en 2007 une pièce pour harpe seule que tous les harpistes connaissent aujourd’hui, Tocar, pour Constance Luzzati, et surtout, dix ans plus tard pour Isabelle Moretti, sa Danse libre, pour harpe et orchestre de chambre, que je considère comme un vrai chef-d’œuvre. Si sa Danse libre était un regard sur les Danses de Debussy, les Péripéties et Conclusion se tournent cette fois vers l’Introduction et Allegro de Ravel ; et tout comme ces deux pièces avaient été sollicitées par des facteurs de harpes (Pleyel pour Debussy, Erard pour Ravel), les Péripéties et Conclusion ont été commandées directement par Jakez François pour les Harpes Camac. De cette façon les Péripéties et Conclusion s’inscrivent au plus profond de notre répertoire pour harpe, et c’est pour moi un immense privilège et une grande responsabilité que de les donner en première audition. A titre personnel, la première pièce que j’avais joué de lui était une pièce pour ensemble, Streets, une pièce fondamentale dans sa production, qui, à mon avis, a été le point de départ de beaucoup de choses dans son langage. Et ma foi, je retrouve dans Péripéties et Conclusion à peu près la même approche de la harpe, bien que réactualisée. Quinze ans plus tard, c’est pour moi très stimulant de découvrir une œuvre tout à fait nouvelle d’un univers qui m’est pourtant déjà bien familier.

 

Sylvain Blassel

Sylvain Blassel

Qu’est-ce qui vous séduit le plus dans cette partition ?

Sans aucun doute, sa pensée harmonique ! Du moins, à la lecture de la partition, car à l’heure actuelle, nous n’avons pas encore commencé les répétitions. C’est une harmonie très sensuelle, très colorée, que l’on retrouve dans la plupart de ses œuvres, un peu comme une signature. Ecoutez Finale, ou D’un jardin féérique pour piano et orchestre, par exemple, vous serez tout de suite séduits par tous ces environnements harmoniques. Comme souvent dans la musique de Mantovani, vous avez un accord, tenu longuement, et entretenu « de l’intérieur », avec des accents, des trémolos ou des trilles qui agitent chaque son, comme on le voit d’ailleurs parfois dans la musique de Boulez depuis Eclat. Et puis toutes les notes de cet accord se transforment une à une, s’évanouissant ou se rajoutant, ce qui engendre une grande douceur dans l’évolution harmonique, comme une sorte de legato harmonique. Ou bien, au contraire, comme à la fin par exemple, toutes les notes d’un accord sont répétées de manière régulière mais à des vitesses différentes, et finissent par disparaître les unes après les autres pour n’en laisser qu’une seule, comme des métronomes mécaniques. Ce sont des procédés qu’on trouvait déjà dans le passé, (je pense à Ligeti bien sûr), mais évidemment, ce qu’en fait Bruno Mantovani n’a rien à voir. Sa pensée harmonique va au-delà des successions, enchaînements ou résolutions d’accords, au contraire : comme chez Grisey, c’est d’abord le plaisir de nous faire apprécier, longuement, parfois très longuement, toutes les saveurs et les textures de tel ou tel accord. Et bien au-delà de ces saveurs, j’entends surtout la pensée harmonique de Mantovani comme étant à la base de tout son langage : c’est l’harmonie qui génère ses développements rythmiques, son orchestration, son architecture, etc. Du moins, c’est ainsi que je le ressens.

 

Peut-on dire que c’est une partition virtuose ?

Tout dépend de ce que l’on entend par virtuosité. Certes, comme toujours avec sa musique, c’est une œuvre très brillante et spectaculaire, qui demande des musiciens à haut voltage. Assez physique aussi, la partie de harpe enchainant de longs trémolos ininterrompus un peu fatigants, mais bon, ça c’est notre affaire. Au niveau de l’instrumentation, oui, il y a clairement une virtuosité d’orchestrateur : Mantovani donne à cette petite formation de chambre une variété de timbres digne d’un ensemble bien plus conséquent. Mais instrumentalement parlant, je dirais que la virtuosité de Péripéties et Conclusion se situe davantage dans son écriture plutôt que dans la technique qu’elle exige du musicien : Bruno Mantovani « transcende » les instruments pour lesquels il écrit. Il transforme cette poignée de musiciens en véritable orchestre miniature, et il va au-delà de ce à quoi l’on s’attend avec la harpe.
Toute la partie de harpe repose en effet sur deux aspects idiomatiques, à la manière d’une réduction pour harpe de deux instruments diamétralement opposés… et surtout, très éloignés de la harpe ! D’un côté, une écriture complètement linéaire, comme de très longues lignes de trémolos et figures répétées qui abolissent totalement le statut d’instrument résonnant au profit d’un instrument à son continu, presque comme si la harpe était un instrument à vent qui jouerait en respiration continue. A l’opposé, une écriture cadentielle par blocs, comme des événements très courts et frénétiques, beaucoup plus proche de l’écriture pour la clarinette vivace et furtive que l’on entend souvent dans ses solos d’orchestre.
Faire de la harpe une sorte d’instrument « double », au point de faire croire qu’il s’agit non pas d’un autre instrument qui n’aurait rien à voir avec la harpe, mais bien de deux autres, oui, on peut dire que c’est une certaine forme de virtuosité d’écriture.

 

Est-ce que vous retrouvez cette dualité dans le rapport entre la harpe et les six musiciens ?

Tout à fait, et j’apprécie que vous parliez de dualité pour cette musique, parce que c’est la même notion de dualité que dans la musique de Boulez : dualité entre instruments à sons résonnants et à son continu, dualité points et blocs, dualité staccato et legato, dualité temps strié temps lisse… C’est à dire que ce n’est pas du tout une simple opposition noir/blanc, mais bien une dualité, où deux paramètres diamétralement opposés coexistent en eux-mêmes et ne forment qu’un élément double, au lieu de deux éléments distincts. Dans la musique de Bruno Mantovani, vous avez cette notion de dualité quasiment dans toutes ses pièces. Prenez la toute première section d’ensemble de Péripéties par exemple, elle commence juste comme une simple doublure ornementale de la partie de harpe, alors qu’elle évolue progressivement vers un vrai traitement orchestral. A travers toute la pièce, les six instruments interviennent tantôt comme une amplification, tantôt comme une ombre, comme un écho ou un souvenir de la partie soliste, comme s’il était le « double » de la partie de harpe principale. Bien que les Péripéties soient effectivement de genre concertant, on est quand même très loin du « concerto de concertation » à l’ancienne…

 

Répétition sous la direction du compositeur à l’Espace Camac. De gauche à droite : Mathilde Caldérini (flûte), Amaury Viduvier (clarientte), Sylvain Blassel, Rachel Givelet et Aurore Doise (violons), Marion Duchesne (alto), Pauline Bartissol (violoncelle).

 

Vous avez évoqué Boulez et Ligeti, est-ce que vous voyez un lien entre leur musique et celle de Mantovani ? Et est-ce que leur écriture pour harpe présente des similitudes ?

J’ai l’impression que Mantovani a été très marqué par certains aspects de la musique de Boulez, et nombreuses sont ses pièces où chacun peut deviner une certaine fascination (que je partage !) pour Repons et sur-Incises. Et effectivement, si vous écoutez son deuxième Concerto de chambre par exemple, vous apprécierez tout de suite les références à Dérive. Mais bon, pas que ! C’est tout sauf un épigone : son univers poétique est tout à fait personnel et singulier, et au fond, n’a plus grand-chose à voir avec celui de Boulez… Avec Ligeti, on pourrait éventuellement faire un rapide rapprochement entre Péripéties et les métronomes du Kammerkonzert, et aussi les évolutions rythmiques en ostinato de Continuum, mais enfin ça s’arrête là, ça a été écrit il y a plus de cinquante ans, et ce sont des esthétiques et des techniques de composition radicalement différentes.
Chez Mantovani, le rapport au temps, l’orchestration, ou simplement le phrasé, n’ont rien à voir avec personne. Je ne vois pas le rapport entre l’orchestration des Notations, ou de Pli selon Pli, et l’orchestre de Mantovani, par exemple. Pour moi, il connaît son Boulez comme Bach connaissait son Buxtehude, ou Beethoven son Haydn, rien de plus. On peut y voir une certaine généalogie, certes, mais soyons sérieux, aucun compositeur n’est simple exécuteur testamentaire : Mantovani connaît Boulez et Ravel sur le bout des doigts, oui, mais il écrit du Mantovani, voilà tout. Pour ainsi dire, je retrouve dans Péripéties et Conclusion surtout la trace de ses autres pièces !
Quant à leur usage de la harpe, là aussi, c’est très différent. D’abord, Ligeti a très peu écrit pour harpe, juste dans cinq ou six pièces d’orchestre, alors que Boulez, au contraire, s’en est rarement privé. Mais avec Mantovani, c’est une autre harpe : quand il écrit pour la harpe, c’est assez souvent de manière soliste, même au sein de l’orchestre. Et même dans les œuvres de Boulez où la harpe occupe une place de premier choix (Repons, SurIncises, Dérive 2), je ne vois pas trop de similitudes d’écriture : Boulez pense d’abord la harpe comme un clavier, alors que la harpe de Mantovani est beaucoup plus proche d’un instrument monodique – du moins dans Péripéties.

 

Et par rapport à Tocar ?

Ecoutez, Tocar a été écrit il y a plus de quinze ans, alors oui en effet, il y a de très grandes similitudes dans l’écriture pour la harpe, mais sa musique et son langage ont évolué… Personnellement, j’ai toujours pensé que Tocar était une partition pour ‘harpe principale sans orchestre’. C’est à dire que j’imagine sans aucune difficulté un « double » instrumental à Tocar, que ce soit sous la forme d’un simple soutien en résonance, ou au contraire, de proliférations à un orchestre imaginaire. Alors que toutes les pièces solo que je connais de Mantovani sont plutôt des pièces relativement compactes, Tocar m’a toujours semblé comme « privé de son double », sans doute parce que sa dimension orchestrale est déjà si forte qu’elle sonne déjà presque comme une réduction d’orchestre. Alors, avec Péripéties et Conclusion, même si l’esthétique et la dynamique de la pièce n’ont vraiment rien à voir, oui, il y a enfin ce double que Tocar me semblait appeler depuis longtemps !

 

JubiléComment décririez-vous son écriture pour la harpe de Péripéties et Conclusion ? Y a-t-il des modes de jeu particuliers, ou des effets nouveaux ?

Ah non, mais alors, pas du tout. Aucun mode de jeu particuliers, pas de zinguement de pédales, pas de percussions sur la table, même pas de petits pdlt… A vrai dire, l’écriture est somme toute assez classique, avec quelques harmoniques et glissandi, et au fond, j’ai l’impression qu’il utilise la harpe exactement comme lorsqu’il écrit pour les autres instruments, c’est à dire avec une connaissance en profondeur de l’instrument, en tenant compte de leur héritage et de leur potentiel expressif et technique. C’est pareil pour les six autres instruments, tout juste y trouvons-nous un peu de ponticello et sul tasto, et un peu d’assaisonnement aux quarts de tons de temps en temps, mais juste à peine pour relever le goût, rien de plus.
Et en réalité, je trouve que le rapport aux instruments de Bruno Mantovani est assez révélateur de son univers musical. C’est à dire qu’il n’est pas, à proprement parler, ce que l’on appellerait un « avant-gardiste », tout comme Bach, Mendelssohn, Fauré ou même Dutilleux n’étaient pas, eux non plus, des avant-gardistes — à la différence d’un Berlioz ou d’un Stockhausen. Au contraire, la musique de Mantovani s’inscrit dans une logique de filiation avec le passé récent (de filiation, et certainement pas de retrouvaille nostalgique, façon néo !), plutôt que de rupture ou de révolution. C’est exactement la même chose avec sa manière d’aborder les instruments : d’une part il assume parfaitement son héritage, mais surtout, il le valorise et le réactualise.  

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